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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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les germes de la clarté
vendredi 19 février 2021
Pendant la nuit qui précéda mon travail*, je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création […] ; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté.
Nerval, Aurélia (Les anciennes races)
Se dire : Rimbaud aura été contemporain de la prise de pouvoir de Lobengula au Matabélé, de la Proclamation de la Grande Doctrine faisant du shintô la religion d’État au Japon, et des derniers massacres des Premières Nations des Grandes Plaines. Se dire : le dictionnaire Français-Huron s’est écrit avant que Furetière ne compose le sien. Se dire : la terre n’est ronde que pour ceux qui ne l’habitent pas. Se dire : il n’y a pas de fin possible à la terre tant qu’on la marche. Se dire enfin : le jour où je fermerai les yeux pour toujours existe déjà sur le calendrier.
Sur cette vidéo envoyée depuis Mars, ce qui bouleverse surtout, ce n’est pas l’image d’une terre fumante, hostile, méchante, non : c’est le bruit du vent qui court en liberté. On regrette de ne pas trouver de vie : mais elle est là, dansante et tourbillonnante, invisible.
C’est l’autre image de ce jour : l’éclatement joyeux de l’Etna. Je regarde longtemps. Il faudrait là encore tirer la leçon et il n’y en a pas. Il n’y a qu’un mouvement qui paraît s’épuiser à mesure qu’il se dresse. Il n’y a que de la mort qui ne sait se produire que dans la vitalité la plus insolente. Il n’y a que nous de l’autre côté de l’image, préservés du feu, de la mort, de sa vie. Il n’y a que du silence aussi tant manque le tonnerre du volcan. Il n’y a rien.
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par des chemins qui hantent les lointains
dimanche 14 février 2021
Inutile de rebrousser vie / par des chemins qui hantent les lointains / demain nous empoigne dans son rétroviseur / nous abîmant en limaille dans le futur déjà /et j’ai hâte à il y a quelques années / l’avenir est aux sources Gaston Miron, « L’héritage et la descendance », Six Courtepointes
Ils marchent dans Cracovie transformée en foire touristique à ciel ouvert, marche-pied vers le parc d’attraction qu’est devenu Auschwitz, et l’homme, observant les marchands, les passants venus du monde entier pour s’affliger et se souvenir, se désole, tâche sans le parvenir de se rappeler la Cracovie d’avant, avant la marchandisation de l’horreur, avant les touristes : cette ville déserte et nue, affairée à elle-même et son ennui. Il se dit finalement : « Tu sais bien qu’il n’y a plus d’autre monde et ta plainte aussi est inconsistance. » Je marche dans ce roman fade et désolant où je trouve cette scène, je marche et me débats au dedans de lui comme cet homme, trébuchant parfois sur ces phrases enfin honnêtes quoique lâches auxquelles je me raccroche pour penser ce qui me désole, sans vouloir rehausser la fadeur mais lui cherchant au moins un usage, comme le désir de la faire passer en moi.
Je ferais mieux d’arrêter de lire ce livre affligeant — désarmant — et de regarder des films : hier celui que j’avais choisi presque au hasard était plus consternant encore : le type (c’était peut-être le même qu’à Cracovie, mais un siècle et demi avant, et on était à Wichita Falls, Texas) trouve au cœur d’une forêt obscure une enfant au pied d’un arbre auquel on avait pendu son guide, Noir, puisque le Sud leur est hostile. La jeune fille ne parle que le Sauvage. Un document retrouvée sur elle raconte : les Kiowas avaient massacré sa famille de pionnier du Grand Ouest, des colons allemands, et avaient élevé l’enfant rescapée, rebaptisée Cigale. Des années plus tard, les colons ont pris leur revanche, massacré les Kiowas, et libéré la fille. Avant de la laisser là. Déchirée par le deuil, Cigale n’est plus que Johanna, le nom qu’on lui rend et qu’elle ne reconnaît plus — qu’elle est même incapable de prononcer. Elle, elle n’est la fille que de Tourbillon d’Eau et de Trois Taches, pas de migrants luthériens dont elle n’a aucun souvenir. Tant pis. Le type décide de prendre la relève du guide pendu, et de la ramener chez elle : à sa tante au fond du Texas, vers Castorville, autre avant-garde pionnière de la fin du Nouveau Monde. La longue route raconte surtout combien ce pays, pointe acérée du monde libre, est né de massacres et de vols, au nom de rien ou de la propriété de ceux qui s’arrogeaient le droit de dire qu’ils sont ici puisqu’ils le disent, ont planté leur croix et leur maison, répandu leur maladie, établi leur cimetière. On croise des Sudistes qui n’ont pas ravalé la honte d’avoir été vaincus, hurlent dès qu’on prononce le mot Noir, ou Nord, qui ne veulent que creuser la terre et tuer des Sauvages. Et on croise deux fois, muette, la longue dignité des Premières Nations : à travers une averse et la nuit, d’abord, au loin, de l’autre côté du fleuve ; et puis au dedans d’un nuage de poussière et la tempête de sable recouvrant le jour. Deux fois, ils semblent migrer, vers où ? Leurs fuites devant les assauts des colons paraissent surtout une procession funèbre, onirique et sacrificielle. Le type aura bien-sûr sa révélation sur les ravages de la guerre et la nécessité de réconcilier nord et sud : d’une ville à l’autre, lui ne fait que lire les nouvelles en public, ouvre le journal et raconte l’histoire de l’Amérique au présent, jeté au-devant d’elle-même pour s’unir, racistes ou non, propriétaires ou pauvres, peu importe, mais Américains au fond. Le film, tout à sa tâche édifiante de parler pour aujourd’hui – d"unir les racistes et ceux qui ne le sont plus ? —, n’aura pas une pensée pour son cœur saignant : les Indigènes. Entre autres pensées, il aurait pu avoir la dignité de celle-ci : qu’il aurait été sage alors de détruire ce pays nouveau et de le laisser à ceux qui, sur des chevaux et dans leurs langues, ne possédaient aucun mot pour dire la propriété, ou le vol.
Je ferais mieux d’arrêter de regarder ces films, et de plonger plus souvent dans la leçon des couchers de soleil, destructeurs mais sans haine, patients et rapides, recommençant chaque soir une tâche accomplie la veille, prouvant la révolution des corps dans les jets de sang, penchés comme une morsure de désir sur la mer qui l’avale et la recrachera demain, peut-être.
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qui racontera notre histoire ?
mercredi 10 février 2021
Chaque époque rêve la suivante
Michelet
Il faut bien qu’ils existent, ceux qui nous survivront. Ils regarderont ces jours où nous avançons en funambule et sauront. Ils regarderont le gouffre où nous allons bras tendus, yeux crevés, et mettant leurs deux mains sur la bouche, regard perdu, ils n’oseront rien dire. S’ils criaient, depuis là où ils sont, où ils seront, peut-être qu’on les entendrait, s’ils criaient bien fort, on les entendrait : mais non, on n’entend rien que nos pas allant dans la voie sûre du gouffre, sans aucune pensée pour ceux qui nous survivront et qui raconteront l’histoire.
Nous serons leurs fantômes, leurs pères, nous serons leurs faute, nous serons tous ce que nous savons déjà et qu’ils ignorent encore : ils regarderont dans le sable et ne trouveront que des larmes, ce ne seront pas les nôtres : les leurs plutôt à la vue du sable qui nous décompose.
Je regardais ce soir le ciel qui tombait sur moi en roulant après six heures, bravant l’interdit — l’héroïsme minuscule et coupable – je le regardais cette fois avec ces pensées vers ceux qui raconteront notre histoire : il ne faudrait pas agir pour eux, mais pour échapper à leur jugement, pensais-je ; il ne faudrait pas vivre en les méprisant, sans doute plutôt avec douceur et effarement à l’égard du long effort qu’ils feront pour seulement comprendre les traces qu’ils soulèveront, tandis qu’ils marcheront dans nos villes réduites en poussière, tapissées de verre et de signes bizarres griffonnés dans nos livres qu’ils ne sauront plus lire.
Alors que je rentrais du théâtre plein des mots de Walser (nous étions cinq dans la salle pour voir ce qui passait pour un filage et qui aura justifié ces jours), je pensais à eux, les survivants, qui n’auront pas les mots pour nous dire, et qui devront inventer des sagas pour peupler leur honte de nous avoir survécu ; je pense à leurs sagas, à leur joie qu’ils auront de nous oublier — je pense enfin à lui, celui qui le dernier aura une pensée pour nous. Est-ce qu’elle sera de compassion ou de terreur ?
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rapidement chassés par le vent
dimanche 7 février 2021
À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour.
Nerval Il suffisait de lever les yeux. Le ciel était couvert d’ombres qui le doublaient ; de brumes. La radio disait ocre, peut-être orangé : on percevait surtout la sensation d’une matière plus soyeuse, plus opaque aussi, vaporeuse. Le soleil avait la pâleur de la lune. Les transparences se marquaient, comme superposées les unes sur les autres. Il suffisait de lever les yeux pour de nouveau ne rien comprendre des ruses du réel pour nous adresser les signes évidents.
Le Sahara s’était soulevé, de l’autre côté de la mer, et c’était encore et toujours de grands vents qui avaient mis le feu aux poudres ; et dispersaient tout cela sans raison ni cause. La mer avait été enjambée en une nuit. Le matin, à sa surprise sans doute, le désert était au-dessus de Marseille, il flotterait jusqu’à Grenoble, en dépassant Lyon sans rien voir d’elle. Le sirocco donnerait donc cette couleur, qui semblait plutôt une sensation, aux mondes qu’elle traverserait. On regarderait cela. Le vent, le silence des déserts.
Dire que certains résistent encore à l’idée d’être internationalistes. La mer ne suffit pas à nous déchirer : les forces qui, de part en part, nous lient sont irréfutables. Au communisme du vent, il faudrait répondre par la respiration pleine et entière qui l’accepterait comme ce qu’il est : la puissance qui fait du temps de l’espace parcouru, et de l’espace séparé une question de nuit et d’aube. Nous relevions tous d’un même souffle auquel on appartenait. La poussière qui nous enveloppe et qu’on respire derrière nos masques témoigne moins de nos corps morts bientôt que du souffle qui relie terriblement nos vies. Il n’en resterait rien le lendemain : le ciel était de nouveau d’un bleu impeccable et affligeant. Il faudra recommencer.
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prends garde
samedi 6 février 2021
Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour.
Nietzsche Ils attendaient. Peut-être dix, quinze, bientôt cent ; cent mille viendraient bientôt. Ils nous regardaient, avec férocité, et compassion. Avec lenteur, résigné à déchirer notre ventre si l’on avançait d’un pas ; on reculerait. Ils étaient là depuis quelques minutes, mais cela ne changeait rien au poids de présence qu’ils déposaient là et qui disait combien ils défendraient le lieu jusqu’à la mort – la nôtre. Un coup de vent les emporterait soudain plus loin.
Qui monte la garde pour notre propre férocité ? Qui au fond de nous possède ces regards fous et déterminés ? Qui veille ? Qui ?
Ces jours abstraits, vagues, lourds, avaient peut-être leur trait ; pas leur compassion. Leur faim, sans doute au moins ; la lâcheté (encore elle) guette qui nous ferait attendre le vent pour disperser ces mois et avec eux, cette année entière – qui se fera vent ? Qu’est-ce qui à l’intérieur saura les mots d’insulte qui chasseront les nuées et laisseront voir l’horizon : même si c’est le rebord d’un pont inachevé qui ne donne que sur le vide ?
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le seul délire vraiment inacceptable
mercredi 13 janvier 2021
Si, par le surréalisme, nous rejetons sans hésitation l’idée de la seule possibilité des choses qui « sont » et si nous déclarons, nous, que par un chemin qui « est », que nous pouvons montrer et aider à suivre, on accède à ce qu’on prétendait qui « n’était pas », si nous ne trouvons pas assez de mots pour flétrir la bassesse de la pensée occidentale, si nous ne craignons pas d’entrer en insurrection contre la logique, si nous ne jurerions pas qu’un acte qu’on accomplit en rêve a moins de sens qu’un acte qu’on accomplit éveillé, si nous ne sommes même pas sûrs qu’on n’en finira pas avec le temps, vieille farce sinistre, train perpétuellement déraillant, pulsations folles, inextricable amas de bêtes crevantes et crevées, comment veut-on que nous manifestions quelque tendresse, que même nous usions de tolérance à l’égard d’un appareil de conservation sociale, quel qu’il soit ? Ce serait le seul délire vraiment inacceptable de notre part. Tout est à faire,
André Breton, Second Manifeste du Surréalisme Bien sûr, les signes, les signes qui appellent, les signes qui font signe vers d’autres, ceux qui parlent, à chaque carrefour, désignent. Les directions, les perspectives, les signes aberrants auxquels on se voue plus qu’à soi-même, qui sont l’amour même, les signes qui ont seuls les chiffres insensés de ce qui seul vaut la peine, si grande, d’aller d’un soir au matin, en passant par-dessus notre corps, les signes qui sont seuls, mais seuls, ce qui seuls possèdent le sens qui déchirent, brisent, renouent : bien sûr, je les sais tous, j’aurai passé cette aventure terrestre à les suivre, les traquer, les débusquer au fond des villes, et ils m’auraient mené seulement là,
Les signes qui déchirent, qui arrachent la peau, font voir sous la peau, d’autres peaux plus mortes encore, celles de l’Histoire dont on est le crachat, et cracher alors,
Bien sûr, et jusqu’à la folie d’en créer et de les prendre comme des signes aberrants posés là pour prouver que la vie existe et que je suis de son côté.
Reprendre, aujourd’hui. Le matin, j’ouvre l’écran : 96 étudiants sont de l’autre côté. Deux heures, je ne sais pas ce qu’on fait, ensemble, à parler de part et d’autre de l’écran, agiter des mots sans se voir, ou presque, tâcher de penser ce qu’on ne peut penser qu’en respirant le même air ; je ne sais pas. Je sais qu’au terme des deux heures, quand je referme l’écran, d’un geste presque brusque, je réalise que je n’ai plus de voix : dans le silence qui m’entoure, je comprends que j’aurai quasiment hurlé deux heures dans la solitude, face à l’écran, pour essayer peut-être de mieux trouver les mots, de provoquer la pensée qui s’échappait dans la distance.
Hier, j’entendais ce noble professeur chanter les louanges de tout cela, l’enseignement à distance, tout ce mime grotesque de la vie : et ce n’est pas seulement le dégoût qui était venu, presque le désespoir. Ce monde mort qui vient, qui s’étend non sur les ruines de l’ancien, mais dans ses prolongements, conforte ceux qui étaient les plus puissants. Il était content, le brave professeur, je n’ai pas d’autres mots. Ce contentement meurtrit, parce qu’il insulte ce qui donnait encore sens à ce que, à mains nues, on tentait de forer dans ce monde : des paroles à bout portant, des regards qu’on croisait, des visages.
Le soir, c’est la route véritable que je reprends. Le chemin vers le théâtre et Aix : on est douze dans la salle, entendre la terrible pièce de Brecht, Tête ronde, Tête Pointue, sa vérité âpre, frontale et qui lave un peu de la saleté du monde, soulève, comme un haut-le-cœur, comme une mer sur les terres désolées de la réalité.
Ce qui me brutalise, ce soir, d’y penser, c’est d’avoir été brutalisé par le contact des corps : tant de mois sans être en présence. Là, je voyais cinq ou six corps à la fois devant moi, sur la scène, évoluer, crier, pleurer. J’étais là pour les voir, ils étaient faits de chair et de sang, j’en étais apeuré.
Je me souviens alors de ces livres posés dans la rue, cette bibliothèque vue il y a dix jours et qui ne contenait que les mauvais livres, ceux que les gens consentaient à déposer pour s’en débarrasser sans doute, et qui sont les seuls qu’on est prêt à donner.
J’essaie de lire, ce soir, à m’en brûler les yeux, ce signe adressé.
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la porte était gardée
lundi 4 janvier 2021
Que voulez-vous la porte était gardée
Que voulez-vous nous étions enfermés
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés
Que voulez-vous la nuit était tombée
Que voulez-vous nous nous sommes aimés.Paul Éluard, Couvre-feu
Peut-être est-ce le décompte des morts chaque jour, celui des mourants. Peut-être es-ce le masque chirurgical qui, à la place de l’obole sur les lèvres pour le passeur, dit le silence à travers quoi passent les mots porteurs de la maladie, peut-être. Peut-être est-ce le masque que jadis on portait comme la persona funeste du drame : masque tragique et masque mortuaire unis dans la seule fonction de désigner le rôle : masques qui, tous semblables aujourd’hui, nous renvoient à notre condition vulnérable de mortels. La seule croissance dont il est question tient aux chiffres des entrants dans les chambres blanches des hôpitaux. Peut-être. Désormais que la mort est partout une possibilité statistique, on n’aurait plus besoin de la voir en face, à bout touchant des yeux, sur les scènes et les salles noires des cinémas. Ce qu’on faisait autrefois, dans les lieux d’art, c’était peut-être cela après tout : regarder la mort en face et s’en relever. Non. On ment bien sûr : ça n’arrivait presque jamais : voir la mort en face. Souvent, c’était la lâcheté du spectacle qu’on voyait, seulement la médiocrité, la paresse. L’art est si rare qu’on finit par ne plus croire en lui. Mais puisqu’on refuse la croyance ici comme ailleurs, qu’on sait la vie au prix de la rareté et qu’elle s’arrache de la mort, on y retournait autrefois, au théâtre et dans les cinémas, voir la mort en face, si elle ose. Elle osait, parfois : rarement. Mais quand même. Alors on sortait le soir, on tentait sa chance.
Maintenant que la mort défile en temps réel sur les flashs infos, fermer les théâtres et les cinémas devait fatalement suivre. Devenus inessentiels, non à la respiration culturelle (quelle fadaise), mais au simple fait que la vie avait peut-être remplacé cela : ce regard conjuré de la mort.
On sait bien que tout cela est faux, qu’ils ont fermé les théâtres et les cinémas parce que c’était plus facile, que ça ne leur coûte rien, que c’est au moins ça de réglé, et qu’on ne meurt pas de faim à manquer les gesticulations des saltimbanques.
Privés de fictions, d’imaginaires, de récits, on s’est rabattu sur autre chose : les délires des complots qu’on lit partout sont les vrais romans faux de notre temps. Seulement, en crise de Don Quichottisme aigu, beaucoup ont pris ces récits fabuleux au pied de la lettre et comme pour la véritable nature des chose ; ils enfourchent chaque jour leur réseau social pour attaquer la réalité armé de lances en papier mâché et remâché qu’ils prennent pour des matraques de fer et d’acier.
Ce peut être touchant, si les armes véritables n’étaient pas pointées sur nous. Si le complot le plus précieux ne résidait pas dans celui que fomentent les puissants, mais sous celui que forgent les fragiles pour renverser l’ordre du monde en désordre désirable.
Non, ce n’est pas touchant, c’est vil et méprisable parce que le monde pendant ce temps trouve les raisons qu’il n’attendait plus pour écraser davantage.
On rêve aux portes battantes, aux fenêtres qui claquent, on rêve aux rêves que rêvent en secret les artistes essentiels qu’on ignore encore et qui diront ces jours qu’on ne voit pas tant qu’on est dans la chambre noire de ces jours, on rêve aux œuvres qui lèveront la visibilité impossible de l’époque : on rêve.
Ces rêves ont une utilité sociale imparable en ce qu’elle désarme toute utilité et toute socialité.
Ces rêves sont les cauchemars de ces jours qui nous en délivreront, dans les cris de terreur, ces cris qui nous jettent de l’autre côté du temps, des délires, loin des dedans mortels, vers les dehors terribles et saufs.
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en cendre tout devient possible
jeudi 31 décembre 2020
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants.
« Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux », on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.A. Rimb.
La roue des révolutions du jour tourne dans le ciel noir. Oui, que tout finisse. Vœux qu’on adresse chaque jour au jour, au monde qui les porte et les fabrique. Vœux qui cherchent dans chaque instant qui se dérobe la paroi qui pourrait renvoyer leurs échos, à défaut transpercer les surfaces, chercher ailleurs à déplacer son ombre. Vœux qui trouvent toujours à qui parler quand cette paroi dressée à l’horizon des choses est soudain un trente-et-un décembre.
Les jours sont les mêmes, sauf le chiffre qui rend la suite des faits mémorables, autant dire voués à l’oubli. Les jours sont les mêmes tant qu’on ne les terrasse pas. Les jours sont les mêmes et pourtant.
En cendre tout devient possible. Ce qu’on ne souhaiterait pas même à son pire ennemi (mais qu’on adresse malgré tout à cette année) tient à ce désir d’en finir et de tout recommencer. L’an neuf relève de ce miracle et de ce leurre, qui fait miroiter les commencements seulement pour en finir avec eux. Ruse du réel. Carnaval du pouvoir : vous voulez en finir avec tout ? Prenez ce jour, et un soir durant, ayez l’illusion que quelque chose commence.
C’est chaque jour que les commencements se traquent pourtant, se trament dans le liseré indéchiffrable des chiffres alignés comme des fusillés devant nous. Chaque jour qu’il faut en finir et commencer. Chaque jour que le jour est un leurre.
Spoil : on gagne à la fin Quand le jour s’écrase de tout son poids mort d’année vaincue sur la mer, on voit bien qu’il refuse. Vers la fin du mois de décembre sous notre hémisphère, la lumière regagne du terrain sur la nuit. C’est là qu’on bascule.
Les résolutions que forge le monde contre nous, on les connaît : on les subit chaque jour et dans nos sommeils aussi, les rêves qu’on faits parfois lui appartiennent. Ceux qui lui échappent regorgent de terreurs, mais nous secouent vivants et nous font se lever, alors on accepte la leçon ; on se lève au milieu du noir, on avance nos mains dans la vie, on pourrait tomber dans un trou, et d’ailleurs on tombe dans ce trou qu’est cette ville, mais on refuse de se confier à des rêves qui ne sont pas les nôtres.
Nos vœux n’ont pas de silhouette ; tiennent seulement à l’allure qu’on a dans ces nuits soulevés, où plein de fatigue, on marche encore, s’habituant au noir, cherchant le vivant, devenant corps, bête, mais bête traquée, renouant aux vieux instincts de chassé, à l’affût d’un abri, ou d’une meilleure position pour sauter à la gorge du chasseur. La roue des révolutions du jour tourne dans le ciel noir.
Une autre fin du monde est possible. -
tout était propice à la nuit et à la méditation indéfinie
lundi 21 décembre 2020
Enfin l’automne déclinait, tout en froidure et en grisaille. C’était un automne hivernal qui venait maintenant, une poussière devenue la fange de toute chose, mais en même temps le froid de l’hiver nous apportait quelque chose d’appréciable : l’été brûlant était fini, le printemps viendrait plus tard, l’automne se définissait finalement en hiver. Et dans les hauteurs de l’air, dont les teintes délavées n’évoquaient plus ni chaleur ni tristesse, tout était propice à la nuit et à la méditation indéfinie.
Ainsi étaient toutes ces choses pour moi avant que je les aie pensées. Si aujourd’hui je les écris, c’est que je m’en souviens. L’automne que je possède vraiment, c’est celui que j’ai perdu.Pessoa, Climats Le solstice encore et toujours, il en viendra donc un chaque fois que le soleil se décidera à passer à la verticale du tropique du Capricorne — à onze heure deux, c’en était fait. Le jour le plus court du monde, jusqu’au prochain. Cette rétraction de la lumière jusqu’à ne plus croire en elle ; ou ne croire qu’en elle. On regarde le ciel cherchant dans les lumières sans doute la plupart mortes ce qu’il en sera de nous, demain, bien vite. Et puis, il faut rentrer.
Devant la mairie, le pêcheur qui s’en allait comme son père, son grand père, et tous les ancêtres avant lui : et se dire qu’il serait le dernier ? Je ne sais pas : à son regard, je voyais bien qu’il ne se posait plus la question : il serait le dernier, et il n’en était que plus indifférent. Aux fenêtres de l’hôtel de ville, peut-être qu’on se saoulait au Champagne au même moment, d’avoir été du bon côté de l’isoloir. L’indifférence du pêcheur portait sur les salons lambrissés aussi dont il ignorait l’existence, sans doute.
Dans le regard du vieil homme, tout a fini, sauf sa propre fin qu’il repousse à la prochaine pêche, et elle sera peut-être meilleure qu’aujourd’hui, Dieu seul sait, et Il ne sait rien.
Lu d’une traite L’ironie du sort de Didier da Silva ; repris Maître et Serviteur de Pierre Michon ; regardé longuement les pinturas negras que Goya avait exécutées comme sa vie, pour rien, pour lui seul, pour la solitude écrasante d’avoir commis cette existence jusque là. J’apprends que Goya est mort à Bordeaux, chose que tout le monde sait peut-être, et je m’en veux de ne le savoir que maintenant ; je voudrais désormais savoir où exactement le corps a respiré une dernière fois.
Il faudra que je me décide à retirer la page arrachée des œuvres complètes de Saint-Just que j’avais posé au-dessus du bureau — je ne sais pourquoi. (Je sais très bien pourquoi.)
Le Grand Ptolémée qui inventa pour nous le Solstice dessinait aussi, par désœuvrement et pour la gloire de la vérité scientifique, qui est son envers. Peignait-il à main levée ? Ici, la carte du monde connu, indubitable preuve que la réalité se mesure au poids de croyance qu’on lui voue, à la beauté que lui confèrent ses contours — et aux joues gonflés des angelots qui figurent le vent.
La douleur au poignet est étrange. Elle bat irrégulièrement, sans rien qui la provoque, apaisée par rien de singulier. Elle me rappelle que je possède un poignet, que le corps est au bout de moi-même cette lourdeur qui m’empêche davantage qu’elle ne me permet le monde. Elle est un rappel constant de l’entrave qu’est le corps à l’égard du désir.
Il n’y a dans la nature que du noir et du blanc : phrase de Goya, que toute sa vie dément. Peut-être que toutes les phrases qu’on retient des hommes impossibles sont exactes à la condition que la vie les démente.
Le 21 décembre, la nuit est la chose la plus répandue en ce monde qui dépasse l’équateur, et c’est dans cela que j’écris, sans autre pensée que celle qui me tourne vers elle.
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sa propre destruction comme une sensation esthétique
samedi 5 décembre 2020
L’humanité, qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d’elle-même par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de tout premier ordre. Voilà où en est l’esthétisation de la politique perpétrée par les doctrines totalitaires.
Walter Benjamin,
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, 1935 (trad. P. Klossowski)Sur l’écran, seulement l’écran ; notre reflet. Il faudrait en traverser l’apparence, se dessaisir de l’effet miroir — projeté sur l’écran, on regarde son visage plutôt que celui à qui on parle. La solitude de Narcisse le sauvait au moins de lui-même, qui croyait ne voir qu’un autre. Alors on ruse : on déjoue les reflets ; on trouve dans les préférences du système ce qui effacera notre visage. On s’en libère ; l’écran seul demeure : surface sans profondeur. Quand il s’éteint, on revoit notre visage et sur lui les traces de doigts comme autant de cicatrices de blessures virtuelles.
Rues vides. Sauf quand il faut manifester — autant dire : contourner les mouvements des flics. Rues qui ne sont plus que des espaces à traverser. Rues mortes comme on nomme les langues dès qu’on ne s’en sert plus que pour designer l’écart d’incompréhension qui nous lie à elles.
L’année s’achève là où on l’a laissée à son début : dans l’attente que tout recommence.
Si les horloges sont rondes, c’est pour mentir. Entretenir l’illusion que tout revient, que la mort n’est pas à l’œuvre chaque seconde et qu’avançant elle ne fabrique que de l’oubli ou de l’irrémédiable. Si elles dessinent ce cercle toujours repris, c’est pour qu’on ne perçoit pas l’effacement.
Si les horloges sont rondes, c’est pour ne voir en elles que des cercles où sauter à pieds joints et qu’on s’engouffre enfin dans un trou où rien n’existerait que la profondeur horizontale de l’espace.
Si les horloges existent, c’est pour qu’on tire sur elles.
Lecture d’un roman contemporain, ces jours, qui fait la gloire des lettres françaises, gonfle le cœur d’orgueil de son auteur et le chiffres d’affaires des librairies – deux heures d’attente dans la salle bondée d’un médecin ouvrent le désœuvrement à de telles extrémités. Je suis consterné, non par ce que je savais déjà (le dégoût à peine âcre de l’arbitraire, ce jeu de la fiction sur elle-même, ce miroitement qui ne conduit qu’à vouloir dire à la marquise de repasser plus tard, 5h est passée.) Non. Je le suis par cette intelligence qui ne cesse de s’afficher à chaque page pour elle-même, et elle seule : et qui finit bêtement par se sourire du bon mot arraché péniblement à son personnage de pacotille.
S’en laver ensuite par quelques pages d’André Breton, se laisser mordre par elles, longuement, violemment ; s’armer de cette haine de la littérature pour ne pas la mépriser trop, garder cette idée qu’on la commet aussi malgré elle.
Ce soir, sur l’écran, toujours la même violence sur nos corps, toujours le même monde qui fait pleuvoir les coups, tomber les matraques comme le soir : le même monde qui se détruit à force de fracasser les crânes ; ce monde qui nous piétine et ne nous convainc pas.